8
Le dimanche matin, Hamilton fut réveillé dès l’aube par un tumulte assourdissant qui emplissait la maison. Comme il s’extirpait péniblement de son lit, il se souvint que Bill Laws avait prédit un événement épouvantable pour les premières heures du jour du Seigneur.
Le bruit tonitruant provenait du living-room. En entrant, Hamilton s’aperçut que le poste de télévision s’était miraculeusement mis en marche de lui-même. L’écran grouillait d’animation. Des taches turgescentes passaient et pulsaient ; l’écran entier était couvert d’un tourbillonnement furieux de rouges agressifs. Et du haut-parleur jaillissait un tonnerre assourdissant, incessant, image même des abominations sonores de l’Enfer.
C’était, se dit-il, un sermon du dimanche matin. Et le sermon était administré par (Tetragrammaton) Lui-même.
Il éteignit le poste et regagna la chambre à coucher pour s’habiller. Marsha était encore couchée et tâchait d’échapper à la lumière crue du matin.
— Il est temps de se lever, lui dit-il. N’as-tu pas entendu le Tout-Puissant en train de hurler dans le salon ?
— Que dit-il ? murmura Marsha d’une voix terne.
— Rien de particulier. Il faut se repentir ou se résigner à la damnation éternelle. Le même baratin que d’habitude.
— Ne me regarde pas, dit Marsha. Tourne-toi pendant que je m’habille. Je suis un monstre.
Dans le salon, la télévision s’était rallumée, à pleine puissance ; personne ne pouvait refuser d’entendre le sermon hebdomadaire. Faisant de son mieux pour ne rien entendre, Hamilton passa dans la salle de bains et se mit en devoir de se laver et de se raser. Il était revenu dans la chambre à coucher et s’habillait quand la sonnette de la porte tinta.
— Ils sont là ! lança-t-il à Marsha.
Marsha, maintenant habillée, se battait avec ses cheveux, et lui lança un cri lourd d’angoisse.
— Je ne veux pas les voir. Qu’ils s’en aillent.
— Chérie, dit-il d’une voix ferme, en nouant les lacets de ses chaussures, si tu désires retrouver ton ancienne apparence…
— Vous êtes là ? tonna la voix déformée de Bill Laws.
Hamilton se précipita dans le living-room. Il vit Laws, diplômé de physique. Les bras ballants, les yeux un peu exorbités, les genoux à demi pliés, le corps mou et tremblotant, il se dirigeait avec une démarche grotesque vers Hamilton.
— Vous semblez n’avoir pas changé, vous, dit Laws. Seul, l’ pauv’ nèg’ a changé. De pa’tout, de pa’tout.
— Vous le faites exprès ? demanda Hamilton, se demandant s’il devait rire ou se mettre en colère.
— Exprès, môssieur Hamilton. J’ pige pas.
— Vous êtes complètement sous le pouvoir de Silvester, ou bien vous êtes l’individu le plus cynique que j’aie jamais rencontré.
Les yeux de Laws étincelèrent.
— Dans les mains de Silvester. Que voulez-vous dire ? (Son accent avait disparu. En un instant, il sembla tendu, prêt à bondir.) Je pensais que c’était la faute de Sa Majesté Eternelle.
— L’accent était artificiel, alors ?
Les prunelles de Laws lancèrent des éclairs.
— Je fais ce que je peux, Hamilton. Je sens le commandement, là. Mais je le contre aussi bien que je peux. Ou j’abonde dans son sens. (Il prit soudain conscience de la présence de Marsha.) Qui est-ce ? demanda-t-il.
Péniblement, Hamilton expliqua :
— Ma femme. Cette chose l’a… transformée.
— Seigneur, dit doucement Laws, qu’allons-nous devenir ?
La sonnette tinta de nouveau. Avec un gémissement, Marsha disparut dans la chambre à coucher. C’était Miss Reiss, cette fois. Sèche et sévère, elle fit son entrée dans le salon ; elle portait un tailleur gris et strict, des talons plats, et des lunettes d’écaillé.
— Bonjour, dit-elle d’une voix pincée. Mr Laws m’a dit que… (Elle se tut, surprise.) Cette histoire. (Elle indiqua la furie colorée qui couvrait l’écran du récepteur.) Sur le vôtre aussi.
— Bien entendu. Il fait bénéficier tout le monde de son sermon. (Miss Reiss se détendit.) Je pensais que cela m’était spécialement destiné.
Par la porte entrouverte apparut la silhouette accablée de Charley Mc Feyffe.
— Salut, dit-il.
Sa mâchoire maintenant fortement enflée était bandée. Un linge blanc, enroulé autour de son cou, disparaissait sous son col. Il se fraya un chemin avec précaution jusqu’à Hamilton.
— Vous ne parvenez pas à vous en défaire ? demanda Hamilton, plein de sympathie.
Mc Feyffe hocha la tête.
— Non.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit Miss Reiss. Mr Laws affirme que vous avez quelque chose à nous apprendre. Quelque conspiration…
— Conspiration ? (Hamilton lui jeta un coup d’œil inquiet.) Ce n’est certainement pas le terme exact.
— Bien sûr, fit Miss Reiss, avec ferveur, se méprenant. Cela dépasse de loin une conspiration ordinaire.
Hamilton abandonna. Il donna un coup léger à la porte de la chambre à coucher.
— Viens, chérie. Il est temps d’aller à l’hôpital. Après quelques minutes angoissantes, Marsha apparut. Elle avait mis un épais manteau et des pantalons, et dans l’espoir de cacher sa chevelure raide, elle avait posé sur sa tête un foulard rouge. Elle ne portait pas de fard. .C’aurait été une perte de temps.
— Bon, dit-elle tristement, je suis prête.
Hamilton parqua la Plymouth de Mc Feyffe dans le garage de l’hôpital. Tandis qu’ils se dirigeaient vers les bâtiments de l’hôpital, Bill Laws dit :
— Silvester se trouve au centre de ce problème.
— Silvester est la cause de tout cela, fit Hamilton. Le rêve que vous avez fait en même temps que Marsha nous donne la clé de l’histoire. Et toutes sortes d’autres faits. Comme vos pieds qui traînent et la transformation de Marsha. La situation des Babiistes. Cet univers géocentrique. J’ai l’impression de connaître Arthur Silvester à la fois de l’intérieur et de l’extérieur.
Surtout de l’intérieur.
— Vous en êtes sûr ? fit Laws, doutant encore.
— Nous sommes tombés tous les huit dans le faisceau de protons du bévatron. Pendant cette fraction de seconde, un seul d’entre nous est resté conscient, un système de référence pour nous autres. Silvester ne perdit jamais conscience.
— Si bien, ajouta Laws, que nous ne nous trouvons pas réellement ici.
— Physiquement, nous nous trouvons toujours sur le sol du bévatron. Mais mentalement, nous sommes ici.
L’énergie libérée du faisceau a transformé l’univers personnel de Silvester en un monde objectif. Nous sommes soumis à la logique d’une religion invraisemblable, celle d’un vieil homme qui s’est emballé pour un culte de cinglés à Chicago dans les années trente. Nous nous trouvons dans son univers qui est régi par toutes ses superstitions ignorantes et pieuses. Nous nous trouvons dans l’esprit de cet homme. (Il fit un geste.) Ce paysage. Ce terrain. Les circonvolutions d’un cerveau : les monts et les vallées de l’esprit de Silvester.
— Mon Dieu, murmura Miss Reiss, nous sommes en son pouvoir. Il essaye de nous détruire.
— Je ne pense pas qu’il sache ce qui s’est passé. C’est le comique de la chose. Silvester ne trouve probablement rien d’étrange à ce monde. Pourquoi le ferait-il ? Il est dans le monde qu’il a rêvé toute sa vie.
Ils entrèrent dans l’hôpital. Personne n’était visible. De toutes les chambres provenait le rugissement agressif du sermon dominical de (Tetragrammaton).
— C’est vrai, reconnut Hamilton. Je n’y avais pas pensé. Il nous faudra faire attention.
Le bureau de renseignements était désert. Le personnel en entier écoutait probablement le sermon. En examinant le standard téléphonique, Hamilton trouva le numéro de la chambre de Silvester. Un instant plus tard, ils se trouvaient dans l’ascenseur hydraulique silencieux.
La porte de la chambre de Silvester était grande ouverte. À l’intérieur, le vieil homme émacié, assis, regardait l’écran de son poste. À côté de lui se trouvaient Mrs Edith Pritchett et son fils David qui paraissaient s’énerver. Ils accueillirent le petit groupe avec des signes de soulagement évident. Silvester ne broncha pas. Avec un sérieux imperturbable, fanatique, il fixait son Dieu, et était entièrement absorbé par le tonnerre belliqueux et vengeur qui se déversait dans la pièce.
De toute évidence, le fait que son Créateur s’adressât directement à lui ne l’étonnait pas le moins du monde. C’était une partie de son ordinaire dominical. Le dimanche matin, il ingérait sa ration hebdomadaire de nourriture spirituelle.
David Pritchett, de mauvaise humeur, se jeta au-devant de Hamilton :
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-il, indiquant l’écran. Je n’y comprends rien.
Sa mère, grasse, d’un âge moyen, était assise et grignotait le trognon d’une pomme. Sa face était un parfait exemple de totale incompréhension. Mise à part une vague aversion pour les hurlements qui emplissaient la pièce, elle s’inquiétait peu de ce qui se passait sur l’écran.
— Ce n’est pas facile à expliquer, dit Hamilton au garçon. Vous ne l’avez probablement jamais rencontré auparavant.
Le vieux crâne osseux de Silvester bougea légèrement. Deux yeux gris, durs et intransigeants, fixèrent Hamilton.
— Taisez-vous, dit-il d’une voix qui fit frissonner Hamilton.
Sans prononcer un autre mot, il se tourna à nouveau vers l’écran.
— Voilà l’homme dans le monde duquel ils étaient tombés par accident. Pour la première fois depuis l’accident, Hamilton sentit une frayeur sans borne l’envahir.
— Je pense, dit Laws avec son accent impayable, que nous devons tous écouter bien sagement ce sermon.
Il semblait que Laws eût raison. Mais combien de temps, une fois qu’il avait l’antenne, la gardait-Il ?
Dix minutes plus tard, Mrs Pritchett atteignit son point de saturation. Avec un grognement exaspéré, elle quitta son siège et gagna l’autre bout de la pièce où les autres s’étaient groupés.
— Ciel, gémit-elle, je n’ai jamais pu supporter ces énergumènes d’évangélistes. Et de ma vie entière, je n’en ai jamais entendu un qui fût si bruyant.
— Il s’arrêtera, dit Hamilton amusé. Il va s’essouffler.
Tout le monde l’écoute dans cet hôpital, annonça Mrs Pritchett, tandis que son visage s’obscurcissait. Ce n’est pas bon pour David. J’ai essayé de l’élever de manière rationnelle. Ce n’est pas un endroit convenable pour lui.
— Non, acquiesça Hamilton, certainement pas.
— Je veux que mon fils soit bien élevé, confia-t-elle avec exubérance, tandis que son petit chapeau dansait sur sa tête. Je veux qu’il connaisse les grands classiques, qu’il prenne conscience de la beauté de la vie. Son père était Alfred B. Pritchett ; il fit cette admirable traduction en vers de l’Illiade. Je pense que l’art devrait jouer un rôle dans la vie de l’homme de la rue. Cela peut enrichir son existence à un tel point, lui donner un sens !
Mrs Pritchett pouvait être presque aussi ennuyeuse que (Tetragrammaton). Miss Joan Reiss, qui tournait le dos à l’écran, fit :
— Je ne pourrai pas supporter cela une minute de plus. Cet affreux vieil homme qui se repaît de ce bruit et de cette fureur. (Son visage passionné se crispa spasmodiquement.) J’aimerais avoir un objet sous la main et le lui lancer à la tête.
— M’dame, dit Laws, faites gaffe au vieux m’sieur, ou il vous au’a comm’ vous avez jamais été eue.
Mrs Pritchett écouta les paroles de Laws avec une sorte de plaisir.
— L’accent régional sonne si doucement à l’oreille, dit-elle. D’où venez-vous, Mr Laws ?
— Clinton, Ohio, fit Laws, abandonnant son accent. Il lui jeta un regard lourd de colère. Il ne s’était pas attendu à cette réaction-là.
— Clinton, Ohio, répéta Mrs Pritchett. J’y suis passée. Est-ce que Clinton ne possède pas une charmante troupe de chanteurs ?
Lorsque Hamilton se tourna vers sa femme, Mrs Pritchett était en train de lui dresser une liste de ses opéras favoris.
— Il existe au moins une femme qui ne s’apercevrait de rien si aucun monde n’existait, dit-il à Marsha.
Il avait parlé à voix basse. Mais à ce moment précis, le sermon prit fin. Le tourbillonnement de fureur disparut de l’écran ; en un instant, la pièce redevint silencieuse. Et Hamilton entendit avec regret ses derniers mots résonner inexorablement dans le calme retrouvé.
Lentement, inexorablement, Silvester tourna la tête :
— Je vous demande pardon, dit-il d’une voix tranquille et froide. Aviez-vous quelque chose à dire ?
— Exactement, fit Hamilton. (Il ne pouvait plus reculer maintenant.) Je veux vous parler, Silvester. Nous avons tous les sept quelque chose à vous dire. Et vous devez l’entendre.
Dans un coin de la pièce, le téléviseur montrait un groupe d’anges qui chantaient harmonieusement des hymnes populaires. Leurs faces étaient vides et mornes ; ils scandaient lugubrement des vers dépourvus de toute signification, en se balançant mollement.
— Voici notre problème, dit Hamilton, les yeux rivés au vieil homme.
Silvester avait probablement le pouvoir de les envoyer tous les sept en Enfer. Après tout, c’était son monde ; si quelqu’un bénéficiait de l’appui de (Tetragrammaton), c’était bien Silvester.
— De quel problème s’agit-il ? demanda Silvester. Pourquoi ne priez-vous pas ?
Sans lui prêter attention, Hamilton poursuivit.
— Nous avons fait une découverte à propos de notre accident. Comment vont vos blessures, à ce sujet ?
Une soudaine satisfaction apparut sur le visage fané.
— Mes blessures, annonça Silvester, ont disparu.
Grâce à ma foi, et non grâce à ces abominables médecins. La foi et la prière permettent à un homme de surmonter n’importe quelle épreuve. (Il ajouta :) Ce que vous appelez un accident était une méthode imaginée par la Providence pour nous éprouver. Une manière pour Dieu de découvrir de quelle étoffe nous étions faits.
— Mon cher, protesta Mrs Pritchett, en souriant, je suis persuadée que la Providence ne soumettrait personne à une telle épreuve.
Le vieil homme l’examina sans douceur.
— Le Seul Vrai Dieu, dit-il catégoriquement, est un Dieu puissant. Il distribue à son gré le châtiment et la récompense. C’est notre devoir de nous soumettre à Sa Volonté. L’humanité a été envoyée sur la Terre pour accomplir les Desseins de l’Autorité Cosmique.
— Sur les huit que nous étions, dit Hamilton, sept furent assommés par le choc. Un seul resta conscient. C’était vous.
Silvester approuva d’un signe de tête :
— Je priais le Seul Vrai Dieu de me protéger, en tombant.
— Protéger de quoi ? De son jugement ? intervint Miss Reiss.
L’écartant, Hamilton poursuivit.
— Une quantité énorme d’énergie s’est trouvée libérée dans le bévatron. En temps normal, chaque individu possède son propre système de références. Mais parce que nous avons perdu conscience lorsque nous nous sommes trouvés dans le faisceau énergétique, et que vous…
Silvester ne l’écoutait pas. Il regardait, au-delà de Hamilton, Bill Laws. Une irrépressible indignation vint colorer ses joues creuses.
— Y-a-t-il une personne de couleur dans l’assistance ?
— C’est notre guide, dit Hamilton.
— Avant que nous poursuivions cette conversation, dit Silvester, je prierai la personne de couleur de sortir. Vous vous trouvez dans les appartements privés d’un homme blanc.
Ce que Hamilton dit ensuite jaillit d’un niveau qui se trouvait très en dessous de celui de la raison. Il n’avait pas la moindre excuse pour le dire. Les mots sortirent de sa bouche avec trop de naturel et de spontanéité pour être défendus.
— Allez au diable, dit-il, et il vit la face de Silvester se figer comme de la pierre. (Au point où il en était, il pouvait aussi bien poursuivre.) Un homme blanc ? Si ce second Bab ou ce je ne sais qui, ce (Tetragrammaton), que vous avez inventé, peut vous entendre sans broncher, c’est plus une caricature de Dieu, et plutôt pitoyable, que vous un homme. Ce qui est douteux.
Mrs Pritchett ouvrit la bouche d’étonnement. David Pritchett ricana. Effrayées, Miss Reiss et Marsha reculèrent. Laws se redressa, le visage douloureux et sardonique. Dans un coin, Mc Feyffe caressait doucement sa mâchoire déformée et semblait à peine avoir entendu.
Avec lenteur, Arthur Silvester se leva. Il n’était plus un homme ; mais bientôt une force de la vengeance qui surpassait l’humanité. Il défendait son dieu, son pays, la race blanche, et son honneur personnel. Pendant un instant, il resta immobile, rassemblant sa puissance. Il se mit à trembler ; et du fond de son corps, jaillit une haine insistante, empoisonnée, poisseuse :
— Je crois, dit-il, que vous êtes un ami des nègres.
— Soit, dit Hamilton, et un athée et un Rouge. Avez-vous rencontré ma femme ? Une espionne russe. Avez-vous vu mon ami Bill Laws ? Diplômé de physique, et bien assez bon pour s’asseoir à la table de n’importe quel homme au monde. Assez bon pour…
Sur l’écran de télévision, le chœur angélique s’était tu. L’image se transforma ; des vagues de lumière sombre roulèrent, menaçantes. Le haut-parleur ne transmettait plus une musique à faire pleurer, mais un sourd grondement faisait vibrer les lampes du poste. Le grondement devint un tonnerre roulant à percer les tympans.
De l’écran émergèrent quatre silhouettes solides. C’étaient des anges. Ils étaient grands, avaient l’air de brutes, et un drôle d’éclat dans les yeux. Ils devaient peser dans les cent kilos l’unité. Les ailes battantes, les anges se dirigèrent vers Hamilton. Le visage radieux, Silvester recula légèrement pour mieux profiter du spectacle de la vengeance céleste terrassant le blasphémateur.
Lorsque le premier ange arriva sur lui pour exécuter la Sentence Cosmique, Hamilton l’etendit pour le compte. Bill Laws s’empara d’une lampe. Il l’asséna fort proprement sur la tête du deuxième ange ; ébranlé, l’ange se débattit en essayant d’attraper le Noir.
— Oh, gémit Mrs Pritchett. Que quelqu’un appelle la police.
C’était sans espoir. Quittant son coin, Mc Feyffe sortit de sa torpeur et lança un coup sans force à l’un des anges. Une boule de foudre explosa au-dessus de sa tête ; très doucement, il s’effondra contre le mur et resta immobile. David Pritchett, poussant des hurlements, attrapa des flacons de médicaments qui traînaient star la table de chevet et les lança au jugé sur les anges. Marsha et Miss Reiss se battaient âprement, attrapant un ange balourd, s’accrochant à lui, l’entraînant par terre, le giflant et le griffant et lui arrachant des poignées de plumes.
Une légion d’anges surgit de l’écran de télévision. Arthur Silvester vit avec une satisfaction non déguisée Bill Laws disparaître dans un remous d’ailes. Seul Hamilton résistait encore, mais fort peu. Son veston était déchiré, son nez saignait, et il rassemblait ses forces pour un dernier baroud d’honneur. Un autre ange alla au tapis, cueilli d’un poing bien placé. Mais pour chaque ange hors de combat, un plein bataillon jaillissait de l’écran de soixante-dix centimètres et retrouvait aussitôt sa taille normale.
Battant en retraite, Hamilton rejoignit Silvester. « S’il y avait une justice en ce monde puant, mal fichu que vous… » hurla-t-il. Deux anges bondirent sur lui ; aveuglé, étouffant, il sentit ses jambes se dérober sous lui. Avec un cri, Marsha se fraya un chemin jusqu’à lui. Brandissant une épingle à chapeau étincelante, elle frappa un des anges dans les reins ; l’ange poussa un hurlement et lâcha Hamilton. Celui-ci s’empara d’une bouteille d’eau minérale posée sur la table et fit des moulinets désespérés. La bouteille éclata contre le mur, des éclats de verre et de l’eau gazeuse jaillirent dans toutes les directions.
Bredouillant, Arthur Silvester recula. Il heurta Miss Reiss ; aussi agile qu’un chat, elle pivota sur elle-même, lui donna un coup violent, et bondit en arrière. Une expression étonnée sur le visage, Silvester trébucha et s’effondra. Un coin du lit vint à la rencontre de son crâne fragile ; on entendit un craquement sec. En grognant, Arthur Silvester sombra dans l’inconscience. Et les anges disparurent.
Le tumulte s’évanouit. Le téléviseur redevint silencieux. Il ne restait plus rien que huit êtres humains endommagés, gisant dans diverses postures de défense ou de déconfiture. Mc Feyffe était totalement inconscient et partiellement brûlé. Arthur Silvester gisait, inerte, les yeux vitreux, la langue pendante, un bras agité de spasmes. Bill Laws se releva. Terrorisée, Mrs Pritchett cherchait son souffle, les mains pleines des pommes et des oranges qui lui avaient servi de projectiles. Riant hystériquement, Miss Reiss s’exclama :
— Nous l’avons eu. Nous avons gagné. Gagné.
Hamilton se pencha vers sa femme tremblante. Mince, haletante, Marsha se serra contre lui.
— Chéri, murmura-t-elle, les yeux brillants de pleurs, tout va bien, n’est-ce pas ? C’est fini.
Sa chevelure était de nouveau douce contre son visage. Sa peau fine et tiède contre ses lèvres, et son corps était redevenu mince et léger comme il se le rappelait. Et ses vêtements en forme de sac avaient disparu. Dans sa petite blouse de coton et sa jupe, Marsha l’embrassait de soulagement, de joie et de reconnaissance.
— Sûr, marmonna Laws, se redressant avec un effort. (Un de ses yeux était clos et enflait visiblement. Ses vêtements étaient en loques.) Le vieil abruti est fini. Nous l’avons sonné. Maintenant, il ne vaut pas mieux que nous. Il est inconscient, lui aussi.
— Nous avons gagné, dit Miss Reiss. Nous nous sommes échappés de son complot.
Des médecins accouraient de tous les coins de l’hôpital. Une attention toute particulière fut donnée à Arthur Silvester. Grimaçant faiblement, le vieil homme essaya de regagner sa chaise en face de l’écran de télévision.
— Merci, marmonna-t-il. Je vais bien, merci. J’ai dû faire une rechute.
Mc Feyffe qui commençait à revivre, explora sa mâchoire et son cou. Ses maux avaient disparu. Il ôta son bandage et le pansement.
— Fini, dit-il, plein de joie. Dieu merci.
— Ne remerciez pas Dieu, lui rappela Hamilton, sèchement, profitez-en tant que ça dure.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda un médecin.
— Une petite dispute. (Ironiquement, Laws indiqua la boîte de chocolats qui était tombée de la table de nuit) À propos de qui aurait le dernier bonbon.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, murmura Hamilton, plongé dans ses pensées. Juste un détail.
— De quoi s’agit-il ? demanda Marsha, se serrant contre lui.
— Notre rêve. Ne sommes-nous pas tous dans le bévatron, plus ou moins inconscients ? Ne sommes-nous pas suspendus dans le temps ?
— Oh, fit Marsha, dégrisée. C’est juste. Mais nous sommes ici… nous sommes en sûreté.
— Apparemment. (Hamilton pouvait entendre les battements de son cœur, et sa respiration régulière.) Et c’est ce qui compte. (Elle était douce, tiède et merveilleusement mince.) Aussi longtemps que je t’aurai, telle que tu es…
Il se tut. Sa femme était mince et légère dans ses bras. Trop mince.
— Marsha, dit-il. Quelque chose ne va pas. Elle s’agita.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Que veux-tu dire ?
— Déshabille-toi. (Précipitamment, il défit la fermeture de sa robe.) Vite.
Marsha s’écarta de lui.
— Ici, mais, chéri, devant tous ces gens.
— Allons, ordonna-t-il.
Etonnée, Marsha commença à défaire sa blouse. Elle la jeta sur le lit et il se pencha pour ôter sa jupe. Horrifiée, l’assistance l’observait tandis qu’elle se débarrassait de ses sous-vêtements. Tandis qu’elle se dressait, nue au centre de la pièce.
Elle était aussi asexuée qu’une abeille.
— Regarde-toi, cria Hamilton. Pour l’amour de Dieu, regarde-toi. Tu ne le sens pas ?
Surprise, Marsha se regarda. Ses seins avaient totalement disparu. Son corps était lisse, légèrement anguleux, et ne présentait pas la moindre caractéristique sexuelle, ni primaire ni secondaire. Mince, imberbe, elle eût put passer pour un jeune garçon. Mais elle n’était même pas cela. Elle n’était rien. Absolument et sans équivoque possible, neutre.
— Quoi, commença-t-elle, effrayée. Je ne comprends pas.
— Ce n’est pas fini, dit Hamilton. Ce n’est pas notre monde.
— Mais les anges, fit Miss Reiss. Ils ont disparu.
Effleurant sa mâchoire redevenue normale Mc Feyffe insista :
— Et mon abcès aussi.
— Ce n’est pas le monde de Silvester, bien sûr, lui dit Hamilton. Mais celui de quelqu’un d’autre. Bon Dieu, nous ne reviendrons donc jamais. (Abattu, il se tourna vers ses compagnons.) Combien de mondes allons-nous explorer ? Combien de fois cela va-t-il recommencer ?